Prix du Nouveau Jules Verne – La Célébration de Cléo Schwindenhammer

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« Il est sept heures à Ponsursom et un joli soleil éclairera la communauté ce jeudi 30 septembre 2023. Bienvenue sur la Fréquence ponsamari libérée : la radio qui vous parle de part et d’autre ! Aujourd’hui, Cindy au micro pour vous révéler… Zzdiww… »

Juliane déplace frénétiquement le transistor près de la fenêtre. Paris doit encore essayer de brouiller les ondes — ou alors, c’est les interférences de Médit-à-fond qui débloquent.

– Cha s’rot bin l’diape !

Elle ne doit surtout pas manquer l’émission de ce matin. Elle redresse l’antenne vers le ciel.

« Zzdiw… Le Changement-ponsamari a un an ! Les festivités ont lieu ce soir, au Nord, sur le parking du Carouf renversé par Le Pigeonnier volage en juillet 2022… Zddit ! Attention au Pont ! Annonce du tirage au sort des manutentionnaires pour la Célébration ! A la musique, Zèfe du Val d’Avre ! A la modération… Dzzcrr… Et enfin, Juliane de Saint-Leu pour la manutention-repas ! Rendez-vous à la Connexion dans la matinée pour tout savoir de vos tâches respectives… Force à vous ! Zzdow ! »

Juliane est ravie. Non pas que son travail d’avant lui manque — cantinière à Saint-Roch, c’était épuisant. Mais ça, manutentionnaire-repas pour l’anniversaire du Changement ! Elle va pouvoir partager avec toute la ville ce qu’elle préfère : les bons petits plats.

***

Allez zou, dehors ! Les cheveux blonds décolorés de Juliane, presque blancs, brillent au soleil. Queen-J, ou la belle Jiji : c’est comme ça que l’appellent les gens du quartier. Ensemble en cuir moulant ses formes plantureuses, ongles vernis en rose pailleté, Maman je t’aime tatoué sur l’avant-bras droit : du haut de son mètre cinquante et de ses soixante-neuf ans, elle en impose.

Saint-Leu s’éveille. La Queen se fait bousculer par un groupe de bipèdes en survêtements fluo. Ce sont les Compères de la street qui prennent le service. Ils accompagnent la résolution des litiges dans l’espace public. Juliane zieute les slogans affichés sur les draps blancs tendus aux fenêtres des maisons bleues, jaunes, violettes, sur l’autre rive. Beau programme pour commencer la journée : « A bas la non-contradiction », « Forte d’être fragile », « Dans la Somme pas de poison mais des poissons » et « On va s’aimer ! » Tiens, déjà sept heures quinze ? Les loupiottes incrustées dans les rayures végétales plantées ici et là — sur les murs, les lampadaires, les bords de trottoirs — s’éteignent. Ces derniers temps, elles ne tiennent plus jusqu’au lever du jour. Il a fait si moche cet été qu’on arrive déjà à la fin des réserves d’énergie solaire.

Il a plu cette nuit, il y a de l’eau presque à niveau de la rue Motte. Dans le canal, les moins frileux des plus matinaux nagent une brasse énergique. Les premiers batocargo arrivent, à la force des bras des rameurs de la Batobase de Picquigny. Un gros moulin en bois toupille à pleine vitesse.

Là où la rue des Granges fend le canal en deux, un amas de saules marsaults. Plantés ici comme une revanche.

– Jiji, tu prends un café avec nous ?

La voix s’échappe du feuillage, Juliane se faufile entre les arbrisseaux. Des voisins prennent le petit déjeuner. Des tables en bois et des chaises en plastique rouge en bazar sur les pavés mousseux.

–  Un café ? s’étonne Juliane.

–  Racines de pissenlit torréfiées. Ça vient de la Citadelle, répond Morgane, chargée de petit déj’ pour la semaine.

Sur la table, pain, fruits, œufs brouillés, noisettes et bouillie d’orge. Le tout vient direct de Ponsursom — ou des coopéragri d’Ailly, Breilly, Cagny, Glisy et Saint-Fuscien. Juliane accepte le café-pissenlit et croque dans une pomme.

– Dire que ça fait déjà un an!

Morgane lève son café comme pour trinquer.

Un an que les ponsamari ont aboli la propriété, le salariat et le profit pour construire une société fondée sur l’écologie, la justice, le bon sens, l’amour et l’interdépendance. Après les inondations de juillet 2022, le Conseil municipal s’était rapidement planqué. Les maisons du centre-ville s’écroulaient dans la Somme, les gens mourraient dans la boue et la faim. Du côté de l’État, c’était silence radio. Toute la région PACA a été rayée de la carte par le feu cet été-là. Sans parler de l’ouragan qui a emmené jusqu’en Angleterre des morceaux de montagnes basques.

D’abord, il y a eu les brigades. Des gens de Saint-Leu, Balzac, Clémenceau et du Pigeonnier qui se sont organisés ensemble. Ailleurs, c’était chacun pour sa survie. Puis, coup de théâtre : une petite équipe d’habitantes d’Henriville a rejoint. Elles ont ouvert les grandes maisons des quartiers Sud. Peu à peu, tout le monde s’y est mis. L’insurrection a éclaté à la fin de l’été. On se souvient du jour où Merco-Benz et tracteurs ont défoncé de concert les portes de la Mairie. C’est comme ça qu’ont flambé les dernières ressources en hydrocarbure.

Et l’indépendance ponsamari fut déclarée.

***

La Connexion est installée dans les bureaux de l’ancien office HLM, à Clémenceau. Juliane s’arrête pour contempler la zone qui semble s’étendre jusqu’à la mer. Ni barrières, ni voitures. Juste une vaste étendue où se mêlent bitume et pelouse, fleurs, cactus et au milieu les barres — cubes rouges et gris à la queue leu-leu. Des enfants à vélo s’en vont se perdre derrière l’une d’elle. On entend monter entre les bâtiments l’éclat des voix des promeneurs, comme dans une cour d’école. En bas, une ginguette aménagée dans un vieux camping-car. Ça sent les frites, les vacances. Un groupe s’affaire à bêcher ce qui devait être un parking, des gosses s’amusent à empiler des gros pains de bitume.

La Connex’ est le seul bâtiment non-cubique du quartier. Les panneaux solaires flexibles installés sur les courbes circulaires des deux unités du rez-de-chaussée lui donnent un air de vaisseau spatial luisant. Sur le toit de la troisième unité — tour rectangulaire entièrement végétalisée — trône une éolienne cylindrique. C’est les Libéraux qui ont œuvré pour que le lieu soit si bien alimenté en énergie. En échange, ils ont exigé qu’on leur livre l’intégralité du stock de pantalons chinos de la Vestiboutic. Ces anciens technocrates qui n’ont pas su s’adapter à la nouvelle société vivent au Zoo, en osmose avec les hyènes et les cobras. On les tolère car ils gardent jalousement le secret de la fabrication des puces électroniques. Sans eux, on n’aurait sûrement plus du tout de téléphones.

Juliane entre par les grandes portes vitrées. La moquette bleue est toujours là. Il y a des cartons partout, et du gâteau posé sur le comptoir de l’entrée. Des gens circulent.

Elle est accueillie par un plan de l’immeuble très détaillé, avec beaucoup de couleurs, entouré de fiches explicatives sur le fonctionnement du lieu. Comme les tâches sont attribuées par tirage au sort pour une durée limitée, il y a un gros effort de pédagogie pour que chacun puisse s’approprier son rôle : distributeur d’énergie, connecteur des pâtures, porte-parole interrégional, transporteur des personnes dépendantes… Le pouvoir est comme une énergie, un fluide qui passe de mains en mains.

A la Connexion, on ne prend aucune décision. Tout le pouvoir appartient aux Quartiers – l’échelon des concernés. Les habitants se réunissent en assemblées régulières où ils font des choix concernant le logement, l’éducation, l’alimentation, la vie collective à l’échelle de leur lieu de vie. Puis, chaque mois, leurs délégués, jamais les mêmes, se rassemblent dans l’Assemblée ponsamari pour se mettre d’accord sur ce qui concerne tout le monde – orientations stratégiques, détails logistiques. De la base vers le sommet, jamais l’inverse.

Ici, on gère les Liens entre tout ça. En fait, la Connex, c’est un peu le nœud de Ponsursom.

Une jeune femme aux cheveux roses et verts ébouriffés s’approche de Jiji.

– C’est toi, Juliane ?

Récemment, l’Assemblée ponsamari a rendu le tutoiement obligatoire, mais Juliane a toujours un peu de mal à s’y habituer.

– Marilou, enchantée. Je t’avoue, j’ai appris hier que j’étais chargée de la coordination des coordinateurs. T’es du recrutement de la milice anti-harcèlement, c’est ça ?–  Heu, repas.

–  Mauvaise ligne, pardon. OK. Alors, pour commencer, tu vas à la Citadelle récupérer l’authentique recette des ficelles picardes. Tu passes aux ateliers t’assurer que toutes les tables et chaises nécessaires ont été fournies. Ensuite, tu montes aux Jardins pour les fruits du dessert. Tu vas au marché pour le reste des ingrédients. Tu fais tout envoyer aux cuisines, et tu vérifies que tout est en place. Tu veux que je répète ?–  Attends… c’est pas moi qui cuisine ?

–  T’es manutentionnaire, pas cuisinière, l’adelphe !

–  Hm… J’ai droit à un véhicule ?

Marilou soupire et invite Juliane à la suivre. Elles prennent un ascenseur, traversent un dédale de bureaux jusqu’à un local rempli de skates, trottinettes et autres trucs qui glissent. Le regard de Juliane s’arrête sur une paire de patins à roulettes argentés.

***

Jiji glisse sur le bitume. Dans les années 80, elle avait une paire de rollers comme ceux-là, deux roues violettes de chaque côté et du cuir brillant pour habiller le pied. Le trajet est rapide jusqu’à la Citadelle.

Elle passe sous le porche en brique rouge. Sur la pelouse, un groupe de tatouées s’entraîne à l’aïkkido.

Dès le début des inondations, l’ancienne université de Picardie a été investie par une centaine de femmes, mères célibataires, lesbiennes, veuves pour la plupart. Leur mode de vie expérimental a inspiré le principe de l’Association Désirante, adopté par la suite à l’unanimité par l’Assemblée ponsamari.

Depuis, chacun peut et doit vivre avec les personnes qu’il désire, là où il le souhaite. Après le désastre, beaucoup ont perdu leur logement, alors on a ouvert des maisons vides, démuré les amiénoises. Des cabanes ont fleuri dans les arbres et sur l’eau. Des Collectifs Désirants se sont formés, alliant des coiffeurs et des menuisières, des anciennes tôlardes et des développeurs-web. Depuis, tout le monde est propriétaire d’usage de son logement. Comme pour tout le reste, ta maison t’appartient tant que tu l’utilises.

Juliane est accueillie par une jeune femme noyée dans un peignoir carré.

– Code?

– C’est pas l’école qui dicte nos codes.

Elle se laisse guider jusqu’au sous-sol. Dans une pièce ronde est assise une pythie au visage recouvert de rigoles, qui coulent du coin des yeux jusqu’au pli des lèvres. Elle porte un jogging trois-bandes et un t-shirt blanc. Juliane se souvient d’elle : avant le changement, elle était conseillère à la CAF.

– Que sais-tu des ficelles picardes, adelphe ?

Juliane pense à sa mère qui se sentait obligée de cuisiner ce plat à chaque grande occasion. Elle se souvient de la béchamel et du jambon qui fondent dans la bouche, du fromage qui croustille. La pythie lui énumère les ingrédients : œufs, lait, sel, farine, beurre, poivre, muscade, jambon, champignons, gruyère.

– Pour la recette, tu peux scanner ici.

Julianne sort son téléphone et scanne le QR-code affiché sur l’écran.

– Mais, dites-moi… Tu sais bien qu’on ne produit ni poivre, ni muscade dans la vallée.

Elle lui lance un regard indéchiffrable.

– Je te fais confiance.

Juliane se laisse guider jusqu’à la sortie.

***

Splendide : la Cathédrale Notre-Dame d’Amiens. Enfant, ses parents l’y emmenaient parfois les dimanches. Elle, qui jamais n’avait cru en Dieu, s’étonne toujours de l’effet que lui font ces tours qui transperçent le ciel.

L’atelier de menuiserie occupe toute la nef. Le sol carrelé de rosaces et de zigzags est jonché d’instruments divers. Le bureau de Margueu, cheffe des travaux, est campé sous le chœur.

– Hé Juliane ! On a reçu le bon de commande hier ! Normalement, tout est sous la Chapelle du Sauveur !

Les yeux écarquillés vers les six voûtes du chœur, Juliane se dirige vers le Jésus en croix. Sous chacune des chapelles de la nef sont installés les stocks de meubles destinés à approvisionner la ville en fonction des besoins.–  Mais… Margueu, c’est des tables et des chaises qui doivent être acheminées… Pas des placards !

–  Rah, c’est le foutraque ici depuis qu’Octave, le dernier quadra en crise est arrivé pour la session de formation rangement. Bon, ma belle, te prends pas la tête : fais ce que t’as à faire, tout sera prêt pour ce soir.

– Alors, min tcho, in t’a passé l’goriot ? Sake eddin, Tatave ! invective Juliane, tout à coup.

C’est comme ça : quand elle s’agace, le patois de son enfance revient. Octave, c’est le prof’ principal qui avait empêché Freddie, sa fille, de passer en Seconde générale.

Sur les marches de Notre-Dame, Juliane se repose quelques instants. Un mini-van rutilant s’arrête : des Libéraux. Penché à la fenêtre, un type hoche la tête au rythme de la mélodie qui s’échappe du monument. Orgue et synthétiseurs. C’est la réunion hebdomadaire du Chœur Cœur diocésain et des Teuffeurs de Saint-Sauflieu. Fatiguée, Jiji fait signe au conducteur.

– Dites, vous n’iriez pas jusqu’aux Jardins ?

***

Choux, poireaux, petits pois, artichauts à perte de vue ! Queen-J traverse un tapis de courges aux feuilles larges comme des parasols, en direction du verger.

Les fruits et les légumes des Jardins sont distribués essentiellement dans les quartiers où la production des potagers de voisinage ne suffit pas à nourrir tout le monde. Les Aînés se sont associés aux apprentis en botanique pour organiser le maraîchage. Chaque jour, des centaines de personnes viennent travailler la terre. Dans le verger, elle reconnaît Rudy, un voisin de Saint-Leu. Un gars carré : deux tonnes de pommes, poires et prunes sont déjà en train d’être acheminées vers les cantines. Les champignons aussi sont en route.–  Il y a un truc dont je voulais te parler. Y’a du jambon ce soir ?

–  Ben oui, c’est des ficelles picardes, qu’est-ce que tu veux qu’on y mette, du foie de veau ?

–  Pourquoi on continue à manger de la viande ?

–  Oh Rudy, tu vas pas recommencer. On a encore dit en assemblée qu’on pouvait continuer à en manger si c’est nous produisons et si les animaux sont heureux. Après quoi, tu veux qu’on mange de la salade au lard sans lard ?

– T’es hypocrite. Pour rappel, le porc est interdit à la consommation dans l’islam, le judaïsme, l’hindouisme, l’adventisme et le kimbanguisme. Et puis le beurre, les œufs, le lait…

–  T’as qu’à bouger à Hem, elles là-bas, elles mangent plus que végan.

–  Notre Assemblée devrait prendre exemple sur la leur.

–  Bon, on en reparle. Prends soin de toi.

Ils se claquent la bise. Sortie des jardins, Juliane remet ses rollers, direction le Marché communal.

***

Tout droit sur l’avenue de l’Europe — c’est parfait pour la glisse.

Ce n’est plus une route mais un parc sans contours où les lignes de désir se croisent et divergent au fil des saisons. Des vaches tirent des carioles chargées de céréales, pommes de terre, planches de bois, tubes en métal. Juliane est éblouie par le soleil que lui renvoie le goudron. Les pavillons dispersés annonçent le bout de la ville. Jusqu’où va-t-elle ? Vastes pelouses et ronds-points insensés. Le ciel prend toute la place.

A l’orée de la zone industrielle, l’Echangeur est devenu terrain de glisse. Coquette, Juliane aborde un petit tremplin : est-elle trop rouillée pour un stalefish ? Elle tente le coup mais se ramasse au sol. Elle essaie de se relever, quelque chose l’en empêche. La bouche d’égout est entrouverte. Une main enserre sa cheville.

Une chevelure longue, grasse, jaillit du boyau.

– Pour toi.

L’être aux yeux gris lui tend un sachet en carton et disparaît dans le trou de béton. Juliane regarde à l’intérieur du sac : des grains de poivre et des noix de muscade.

C’est la première fois qu’elle interagit avec un Évadé. Ces échappés de la Prison, où l’on enferme les violeurs non repentis, les quémandeurs de loyers et les espions, survivent dans les souterrains de la ville de toutes sortes de trafics. Elle a entendu dire qu’ils se regroupent en-dessous de la Citadelle, dans l’obscurité totale par respect pour les murins à oreilles échancrées. Et que leur solidarité ne connait pas de frontières.

***

Carouf trône au milieu des pâtures. Avant, c’est là qu’elle faisait les achats pour les jours importants comme Noël ou les anniversaires — le reste du temps, les emplettes, c’était Lidl. Maintenant, au Carouf, on se fournit en troquant ce qu’on veut — et quand on n’a rien, c’est gratuit.

Sur l’immense parking sont installées des tables, des pompes à bière et quelques plantations. Queen-J s’engouffre dans le bloc de béton en traversant un rideaux de perles.

Jean-Marc, travailleur-stockiste, s’approche d’elle, à grandes enjambées.

– Ouais Jiji ! Ecoute, on a un souci. Le jambon c’est OK, il arrive du Bois Roland ce matin même. Pareil pour œufs, sel, farine et beurre. Ça part pour les cantines dans la demi-heure. Par contre, pour le lait… Je sais pas vraiment si j’ai le droit de t’en parler.

« ZZzzddiiiiiow ! »

Les hauts parleurs du marché braillent d’un coup.

« Communiqué urgent : remise de vos organes au point vert. Nous, membres de VeganisonPon, nous opposons fermement à manger de la ficelle picarde composée quasi-exclusivement de produits animaux. Nous boycotterons le repas de ce soir si vous n’en changez pas la composition. Pour construire des alternatives, rendez-vous aux Cantines vertes dès maintenant. »

A peine l’annonce finie, apparaît un groupe d’individus aux visages peinturlurés de vert, vêtus de lianes et de branches d’arbres.

– Sors par l’arrière, je vais m’en occuper, glisse tout bas Jean-Marc à Juliane.

Elle se presse, s’extrait du Carouf par la porte de la remise, traverse le parking, passe la station-service désaffectée reconvertie en bibliolibre. On dirait que ça dégénère.

La zone des clubs de nuit, encore en sommeil, s’étend devant elle : le Party, le Non-conforme, la Reine Merline, Stokomaniak. Elle continue à marcher — besoin de solitude.

Sa flânerie la conduit jusqu’à la N1. Sur l’immense ligne de béton grise et déserte, un groupe d’enfants nus joue. Amazones, baroudeurs égratignés, princesses et princes en ribambelle.

Leurs rires semblent emplir l’univers tout entier.

Journée pas simple, mais voilà : là devant, c’est l’espoir.

***

Trêve de rêverie. Juliane fait le point. La recette, les champis, le jambon, les œufs, le sel, la farine, le beurre et les fruits — tout ça, parti aux cantines. Elle a même du poivre et de la muscade. Il faudrait qu’elle envoie quelqu’un les porter là-bas… Sans dire d’où ça vient. Margueu et Oscar ont dû s’en sortir avec les tables et les chaises : ils ont de la ressource, à Notre-Dame. Et espérons que les Compères de la street auront su raisonner VeganisonPon.

Bon, c’est décidé : c’est le moment d’aller décompresser un peu à Saint-Leu avant de rejoindre les cantines pour le check final. Queen-J donne un coup de mollet et se remet à rouler. Bye la N1. Elle branche ses écouteurs.

« Zzddt… à l’intérieur de vous ? Sentez-vous déjà que la tension dans votre corps change ? Que le dos se ramollit, que les mains sont plus décontract’ ? »

Chouette, c’est l’heure de la séance d’hypnose positive.

« Zzddow… …est passée outre l’avis de la Commission aux questions mineures… Zddd… »

– Bin ch’est du bieau ! Satanées interférences !

« ZddrcrrRRR… qui avait pourtant signalé que cuisiner un plat à base de porc était excluant pour les végétariens, les véganes et les ponsamari dont la religion le leur interdit. Dans ces conditions, la Célébration ne peut avoir lieu. Célébrer doit être un moment de partage et d’amour et de… Zzdww. »

Juliane n’en croit pas ses oreilles. La célébration, annulée ? « Zdd… Sans nature ponsamari, point de joie ponsamari.»

***

A Saint-Leu, c’est l’effervescence. Les voisins sont en train de charger des batocargo.

– Alors la Queen, t’embarques ? Allez, t’as assez donné.

Tout le quartier va pique-niquer au Viaduc Jules Vernes. Cérémonie annulée OK, mais pas question de gâcher la soirée. Juliane grimpe avec eux, crispée et soulagée à la fois.

Lorsque le convoi passe sous les colonnes de béton, le silence est assourdissant. Le pont est vide, impratiqué — sauf par quelques marcheuses égarées. C’est comme un rêve.

Juliane descend sur la berge avec les autres, enlève ses chaussures. Ceux d’Henriville sont là aussi, sur une grande nappe blanche. Leur corps se colorent d’orangé : reflet du reflet sur l’eau du soleil tombant. Après toute cette pluie, il fait doux.

Juliane plonge et dans l’eau le temps s’arrête. Elle descend jusqu’aux entrailles de la terre. Puis, soudain, l’apesanteur. Le visage de la belle réapparaît à la surface, au milieu des baigneurs. Elle crache et éclate de rire.

Elle va s’étendre sur le rivage, se sèche. Une bande de mésanges noires piaille doucement. Allongée, elle contemple le Viaduc. Il fait complètement nuit, maintenant. Un quart de lune peine à percer l’obscurité. Juliane ferme les yeux.

Il y a du bruit qui vient. Ça enfle. C’est une vague, ou une autoroute. La séance d’hypnose positive lui aurait-elle créé des hallucinations auditives ?

Sur le Viaduc, une galaxie de lucioles s’agite. A moins que ?

Un long cortège glisse sur la passerelle grise. Au moins tous les ponsamari, à roulettes : roller, skates, longboard, VTT, BMX, trottinettes. Ils éclairent le pont de leurs frontales et loupiotes tremblotantes. Juliane n’en voit pas la fin. Les petites boules scintillantes descendent le long des colonnes, voies d’es- calade — des cordes en rappel. Le long de l’eau, des phares glissent. Une floppée de batocargo chargés d’odeurs, de fumée.

Juliane cligne des yeux, éblouie. La célébration retrouvée. Un grand pique-nique résolument ponsamari : improvisé.

Une foule envahit la berge. Elle voit les Jardiniers débarquer, sourires et provisions en bandoulière. Rudy s’est arrangé pour faire dévier le convoi de fruits jusqu’ici. Elle voit les tatouées de la Citadelle délacer leurs patins et déballer de gros sacs du fromage au lait de femme. Le commando végan du Carouf est là aussi, avec des crêpes au lait végétal. Les Libéraux sont venus en vélo électrique avec des instruments de musique. Personne n’a apporté de viande, on dirait. Dans cette foule cosmique et bigarrée, des cicatrices en partage, des espoirs bien vivants. Juliane regarde des enfants grimper dans un arbre pour mieux tomber dans l’eau vive.

Dans le brouhaha qui gonfle, elle reconnaît la crinière des égoûts. Elle se tourne vers elle :

– Merci.

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